Cet enregistrement, réalisé en février 2016, est le onzième de la Sonate pour violon et piano de Magnard, et à ce jour (août 2018) le plus récent. C’est l’occasion de rappeler que cette Sonate est, avec la Sonate pour violoncelle et piano, l’œuvre de Magnard de loin la plus enregistrée, avec, donc, onze versions. Après, vient le Quintette pour piano et vents, avec « seulement » (ne boudons pas notre plaisir !) six versions.
Il fait partie du projet « Concert-Centenaire », qui comporte aussi un CD Vierne (Sonate pour violon et piano et Quintette avec piano) :
et un CD Fauré (les deux Sonates pour violon et piano) :
Cet enregistrement a été réalisé dans la mythique Jesus-Christus-Kirche à Berlin-Dahlem, que Furtwängler affectionnait tant pour enregistrer avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Son acoustique est en effet très réputée, et si Karajan insista pour avoir un autre lieu d’enregistrement parfaitement adapté, c’était à cause de l’aéroport tout proche de la Jesus-Christus-Kirche. Pour cette Sonate de Magnard, ce ne sont pas les avions, mais les travaux autour de l’église qui ont posé problème ! Les séances durent avoir lieu entre 18h et 23h. Mais le chauffage s’arrêtait à 19h ! À Berlin, en février, les soirées sont pour le moins fraîches… De sorte qu’il faisait assez rapidement 16°C. C’est impossible à déceler à l’écoute, cette version étant au contraire l’une des plus chaleureuses !
Et puis, il y avait la chaleur humaine, avec une équipe bien soudée, qui avait déjà réalisé d’autres projets ensemble : l’ingénieur du son Michael Havenstein, son technicien de la Deutschlandradio Kultur Bernd Friebel, un assistant, sans oublier un fidèle tourneur de pages, Knud Breyer.
Avant de passer devant les micros, le duo Ingolfsson – Stoupel avait jouée cette Sonate une dizaine de fois, dans plusieurs pays (dont une tournée aux États-Unis). C’est un fait assez rare pour être souligné, d’autres interprètes faisant le choix inverse.
À l’étranger, les critiques ont été très enthousiastes.
Andreas Falentin, sur le site Concerti.de (Allemagne), applaudit le « ton sensuel et les lignes claires » de Judith Ingolfsson, et le piano « détendu et élégant » de Vladimir Stoupel. Sur le site Mundoclasico.com (Espagne), Paco Yáñez situe cette version « entre la candeur de ses phrases mélodiques et la rigueur de la construction ». Remy Franck, dans Pizzicato (Luxemburg), salue l’investissement des interprètes, qui donnent « beaucoup de puissance expressive avec des nuances dynamiques et colorées », et « une interprétation noble, sensible et intense de la magnifique Sonate pour violon d’Albéric Magnard ».
Au Canada, dans le Musical Toronto, Norman Lebrecht loue le « lyrisme irrésistible » du violon d’Ingolfsson, sans « aucune concession à la sentimentalité », tandis que dans The Whole Note, Terry Robbins conclut par : « Le jeu d’Ingolfsson est tout simplement superbe à travers un CD fascinant, avec Stoupel offrant un soutien formidable. »
Aux États-Unis, dans Fanfare Magazine Colin Clarke considère que « Ingolfsson et Stoupel offrent une lecture fine et perspicace, sans honte, sans avoir peur de chercher le cœur même de la partition », et Gil French, dans l’American Record Guide, parle d’une « performance stellaire », et trouve cette interprétation « spontanée plutôt que rigidement contrôlée ».
Mais en France, l’accueil, bien meilleur pour les deux autres enregistrements du projet « Concert-Centenaire » (Vierne et Fauré), a été moins favorable, si l’on en juge par la seule critique que nous ayons trouvée. Est-ce dû à ce que, depuis dix ans, seuls des violonistes français avaient enregistré cette Sonate, tous dans les années précédentes (Geneviève Laurenceau en 2012, Gérard Poulet en 2013 et Solenne Païdassi en 2014) ? Toujours est-il que Diapason, après avoir loué les contrastes finement dessinés du Grotesque de Rudi Stephan, trouve que « le Calme de la sonate de Magnard s’étire trop pour que le chant s’épanouisse », et que « Stoupel a les mains un peu lourdes dans les fusées du Scherzo, que l’archet au souffle court de sa partenaire n’aide pas à décoller ».
Disons-le tout net : nous ne sommes pas d’accord ! Il est vrai que leur mouvement lent est le plus lent de toute la discographie et de loin (un seul – celui du coffret Sonates dédiées à Eugène Ysaÿe – n’est que légèrement moins lent ; tous les autres le sont très nettement). Mais nous le trouvons, justement, particulièrement réussi. Le jeu de Judith Ingolfsson, qui nous a rappelé celui de Christian Ferras, est à la fois généreux et intérieur, expressif et pudique, et l’un comme l’autres sont extrêmement convaincants, et émouvants, dans les grandes phrases longues et expressives. Quant à Vladimir Stoupel, nous avons apprécié sa souplesse rythmique ; pas tout à fait du rubato, mais quelque chose de plus difficile à définir, qui se rapprocherait plutôt du swing, de manière extrêmement subtile toutefois.
Vous pouvez vous en faire une idée par vous-mêmes : https://www.youtube.com/watch?v=DYEh_HbWp30
De notre point de vue, c’est une vision qui, malgré la longueur, se rapproche davantage d’un Lied de Schubert que d’une symphonie de Bruckner. Le ton en est particulièrement sensible, la ferveur toute intérieure, et l’on y trouve même une tendresse que l’on n’attend pas forcément chez Magnard.
Un mot du couplage. Cet enregistrement échappe à la règle, pour le moment très rarement enfreinte, de compléter des œuvres de Magnard avec de la musique française. Certes nous restons dans la cadre « Première Guerre mondiale » dont Magnard a du mal à sortir, mais avec un éclairage inhabituel et intéressant. Rudi Stephan était un compositeur allemand, mort lui aussi au début de la Guerre, mais beaucoup plus jeune que Magnard : il avait vingt-huit ans, sans donc avoir eu le temps d’affirmer un langage très prometteur. Il semble qu’ils partageaient tous deux un sens aigu de la justice.
Son Grotesque est une petite pièce de dix petites minutes, tout à fait digne d’intérêt. Dans la pochette du CD (à télécharger ici), Christoph Schlüren écrit : « Aussi succincte soit-elle, l’œuvre Grotesque séduit en outre grâce à tous ces signes caractéristiques qui font tout l’art de Stephan : les divergences maximales poussées à l’extrême dans leur expression, une expression caractérisée à la fois par une agitation fébrile et par une introspection continue sur le fonctionnement du monde. C’est de cette introspection que le Grotesque puise la dynamique irrésistible de sa forme. Oser mener cette divergence jusqu’à l’extrême de la corrélation exige des interprètes un courage émotionnel de l’instant, courage qui s’avérera essentiel dans cette époque d’expressionnisme musical en pleine éclosion. » Nul doute que, dans cet enregistrement, les interprètes ont ce courage !
Nous n’avons pas (encore ?) eu la chance de les entendre au concert dans cette Sonate de Magnard, mais dans d’autres (Franck, Vierne, sans compter la Sonate pour alto et piano de Vieuxtemps ; Judith Ingolfsson joue en effet aussi, et magnifiquement, de l’alto : elle tire probablement de cette pratique sa très belle expressivité), et nous avons pu constater combien leurs présences sur scène, tout à fait différentes, sans être envahissantes le moins du monde, sont absolument réelles.