Je veux tout d’abord rassurer les admirateurs de Racine. J’aime trop sa Bérénice pour ne pas l’avoir respectée.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois
Et crois toujours la voir pour la première fois.
Quel musicien serait assez téméraire pour ajouter des notes à ces alexandrins, d’un charme si profond, d’une fluidité parfaite que, seuls avec le divin maître, ont hérités des Muses Virgile et Lamartine ?
Les chefs-d’oeuvre de la littérature n’ont rien à craindre de mes violons et de mes flûtes. Je laisse à des compositeurs illustres le tort d’avoir été moins scrupuleux que moi à leur égard.
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Ma partition est écrite dans le style wagnérien. Dépourvu du génie nécessaire pour créer une nouvelle forme lyrique, j’ai choisi parmi les styles existants celui qui convenait le mieux à mes goûts tout classiques et à ma culture musicale toute traditionnelle. J’ai seulement cherché à me rapprocher le plus possible de la musique pure. J’ai réduit le récitatif à peu de chose et j’ai donné à la déclamation un tour mélodique souvent accentué. L’ouverture est de coupe symphonique, le duo qui termine le premier acte de forme concertante. J’ai employé la fugue dans la méditation de Titus, la douce harmonie du canon à l’octave dans toutes les effusions d’amour. Enfin, je ne me dissimule pas que le rythme qui accompagne le retour de Titus au troisième acte a un peu trop l’allure d’un finale de sonate. Il est possible que ma conception de la musique dramatique soit fausse. Je m’en excuse d’avance auprès de nos esthètes les plus autorisés.
On reprochera à mon oeuvre d’être dénuée d’action et de mouvement. Racine a répondu de lui-même à cette critique (…). Ses arguments n’ont rien perdu de leur valeur. Au XXème siècle, comme au dix-septième, une relation théâtrale simple, dénuée d’incidents, reste légitime. J’ai pensé avoir le droit d’écrire une pièce où l’intrigue se réduit à un débat de conscience, comme je crois avoir celui d’admirer Timon d’Athènes autant que Macbeth, Tristan et Iseult autant que Les Maîtres chanteurs.
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Quoi qu’il en soit, je fonde plus d’espoir sur Bérénice que sur Titus; j’ai plus de confiance en mes lectrices qu’en mes lecteurs.
C’est que, ayant dit adieu à la jeunesse, je comprends mieux chaque jour combien la femme est meilleure que l’homme. Nous ne lui donnons que les éléments de la vie. Elle les transforme dans son corps d’abeille; elle les transfigure dans son âme de fée. Accoutumée, dès l’adolescence, à l’inquiétude et à la douleur, elle est plus accessible que nous à la pitié; son indulgence est moins théorique, sa générosité plus active. Aux heures mauvaises de la vie commune, à l’instant aigu des âpres querelles, la femme garde parfois un peu plus de la vaillance de Bérénice; l’homme s’abaisse toujours à la lâcheté de Titus.
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Fût-il empereur, fût-il dieu, quand un homme connaît les délices de l’amour partagé, gardons-nous de le plaindre s’il détruit son bonheur. Il a mérité le châtiment suprême.
(Baron), Manoir des Fontaines, avril 1909