Magnard admirait beaucoup le XVIIIe siècle français, en en particulier le compositeur Jean-Philippe Rameau (1983-1764).
Il regrette amèrement l’oubli dans lequel il est tombé, et à la fin, semble s’y résigner : « Mon coup de cloche en mémoire de Rameau sera-t-il entendu ? J’en doute. » Et pourtant, cet article incitera Durand, le célèbre éditeur de musique, à faire réviser et à publier les œuvres de Rameau.
Au Jour le Jour
POUR RAMEAU
Hier soir s’est achevée, salle d’Harcourt, la série des séances historiques destinées à nous donner un raccourci de l’art musical depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours. Les exécutions n’ont pas été toujours brillantes et la composition des programmes laissa parfois à désirer. Il n’en faut pas moins féliciter M. d’Harcourt d’avoir favorisé l’entreprise, MM. Charles Bordes et Gustave Doret de l’avoir menée à bien. Nous leur devons maintenant une idée assez nette de l’évolution musicale moderne et une idée très nette de notre ignorance et de notre ingratitude à l’égard de nos gloires passées.
Je ne rappellerai pas combien de chefs-d’œuvre sont exclus du répertoire de l’Opéra et de l’Opéra-Comique. Ils sont signés Lulli et Gluck, Méhul et Berlioz, et le public en entend parfois des fragments ou des arrangements dans nos salles de concert et de théâtre.
Je ne veux parler ici que de notre illustre Jean-Philippe Rameau. Sa musique moisit dans les bibliothèques. Sans la nouvelle de Diderot, son nom même serait oublié.
Celui-là est bien français cependant, né au cœur de cette Bourgogne féconde dont nous exaltons les vignobles, trop peu l’art admirable, et il remua autant d’idées, fit autant de bruit au dix-huitième siècle qu’au nôtre Wagner. Rude leçon de modestie pour les célébrités contemporaines.
Rameau offre l’exemple rare d’un homme en qui se sont fondus le génie scientifique et le génie artistique. Ses ouvrages de théorie restent, dans les détails ardus, d’une forme élégante. Ses compositions ont une simplicité, un charme naturels.
Personne ne lit plus aujourd’hui ses livres didactiques. La technique musicale s’est bien modifiée depuis son époque et l’on peut supposer sans invraisemblance que les relations du grand homme avec Wagner aux Champs Elyséens manquent de cordialité ; mais ses principes d’harmonie restent la base de la musique moderne et l’on trouve çà et là, dans ses nombreux écrits, des pages admirables sur l’art de déclamer, de moduler, d’orchestrer.
Le compositeur fait vite oublier le physicien et le mathématicien. De son œuvre dramatique je citerai Dardanus, Castor et Pollux, Hippolyte et Aricie, où se trouve en germe tout l’art de Gluck : sentiment dramatique très pur, avec des audaces d’écriture, parfois des trouvailles d’instrumentation qui font songer à Berlioz.
Dans sa musique de chambre, je signalerai les merveilleuses pièces de clavecin, la Joyeuse, la Follette, le Lardon, la Victoire, d’une vivacité si franche, les Cyclopes, les trois Mains, d’une écriture si curieuse ; le Rappel des oiseaux, les Tendres Plaintes, l’Enharmonique, l’Entretien des Muses, chefs-d’œuvre de grâce où flotte l’âme légère et amoureuse de notre dix-huitième siècle.
Le public des concerts d’Harcourt ne me contredira pas. Le soir où Mlle Blanc nous a déclamé de sa voix fraîche l’air Tristes apprêts, pâles flambeaux, de Castor et Pollux, où M. Diemer nous a enlevé quelques pièces de clavecin avec sa prestesse coutumière, les assistants ont bissé d’enthousiasme la chanteuse et le pianiste.
Pourquoi donc Rameau ne figure-t-il presque jamais au programme de nos théâtres et de nos concerts, n’est-il connu que de quelques musiciens et rats de bibliothèque ? La raison, hélas ! est toute à notre honte.
Il n’existe pas une seule édition moderne complète et correcte de Rameau.
En Allemagne, la maison Breitkopf termine la publication de l’œuvre immense de Bach. En Belgique, M. Gevaert a rétabli les partitions de Grétry. En Angleterre, l’édition intégrale de Haendel est achevée depuis longtemps. Resterons-nous en arrière de nos voisins ? Laisserons-nous dans la poussière des Conservatoires les partitions et les manuscrits de notre plus glorieux musicien?
Qu’on ne me parle pas de la réédition Michaëlis ; elle ne consiste qu’en des réductions de piano fautives, incohérentes. Quant à l’édition de clavecin Schoenberger, elle est encore très incomplète et gravée de façon déplorable. Ce que nous réclamons, c’est une restauration entière de l’œuvre de Rameau, transcriptions des pièces de clavecin et des pièces en concert, partitions d’orchestre, partitions de piano des tragédies et des ballets, le tout gravé et imprimé proprement sous le contrôle des spécialistes, tels MM. Saint-Saëns, d’Indy, Ch. Bordes.
La tâche serait longue, coûteuse ; mais il nous reste, je présume, quelque amour-propre national et nous ne reculerions pas devant des dépenses qui sont couvertes en Angleterre par le gouvernement, en Allemagne par la masse des souscripteurs. Il y a beau jour que le directeur du Conservatoire, suivant l’exemple de M. Gevaert à Bruxelles, eût dû se charger d’une pareille entreprise – mais ne troublons pas M. Ambroise Thomas dans sa majesté de fleuve allégorique.
Mon coup de cloche en mémoire de Rameau sera-t-il entendu ? J’en doute. Nous sommes peu curieux de musique en France et nos musiciens sont peu respectueux du passé. Lisez plutôt ce jugement d’Adolphe Adam sur Rameau. Le dictionnaire Larousse, si ardent à vulgariser les idées fausses, n’a pas manqué de le reproduire :
« Quoique Rameau ait passé pour savant de son temps, il était mauvais harmoniste dans la pratique et n’avait aucune connaissance du contrepoint. Il écrit en général fort incorrectement. Il fait un abus incroyable des dissonances dont la résolution n’est pas toujours heureuse et son style manque tout à fait de largeur et de pureté, mais il est rempli d’invention, etc. ».
Suivent enfin quelques louanges qui n’atténuent en rien la sottise des phrases précitées.
Brave M. Adam ! Comme le maintien au répertoire de Si j’étais roi et du Chalet lui avait élevé l’âme et délié l’esprit ! Il est sûrement de bonne foi et se fût fâché si on lui avait appris qu’il y a plus d’harmonie, de contrepoint et de musique dans telle pièce de clavecin de Rameau que dans tout le bagage éminemment national d’Ad. Adam.
Honneur à nos vieux maîtres.
…..Nostras qui despicit artes
Barbarus est…..
Albéric Magnard.