[Paris,] lundi soir 8 avril [1895]
Mon cher Maus,
Je trouve en rentrant votre vaillante revue et l’article vraiment trop élogieux qu’elle renferme[1]. Merci encore et cordialement. je suis heureux de vous avoir dédié une œuvre qui vous plaît et aussi d’avoir passé quelques bonnes journées en votre compagnie ; tout cela cimente une amitié qui durera, j’en suis sûr, autant que nous.
J’ai rejoint Ropartz à Liège. Nous avons rigolé ferme, dormant peu, hélas ! mais toujours saoûls. Certaine nuit où Ropartz joua des valses et des mazurkas au bordel, tandis que les poètes et critiques qui nous accompagnaient dansaient avec d’horribles et vieilles putains à peu près nues, me restera dans la mémoire. Quant à moi, toutes ces dames me prirent d’abord pour un prêtre, puis pour un cabot de café-concert, et la maquerelle d’ajouter : « Oui, t’a l’air d’un artiste. Tout le monde ne peut pas l’être ».
Le Quatuor de mon copain[2] a été exécuté assez médiocrement. L’alto est bon, mais les trois autres ne valent pas cher. Ils ont été pourtant consciencieux et j’ai pu avoir une idée nette de l’œuvre. Je trouve ce quatuor très remarquable, et, sauf quelques coins du final, il me paraît solidement bâti. Il faut absolument qu’Ysaÿe le prenne et le pioche. Zimmer[3], qui est venu à l’exécution, a été, je crois, ravi de l’andante.
Nous avons poussé hier jusqu’à Cologne et nous avons eu notre concert Wüllner[4]. Ce vieux squelette est vraiment prodigieux dans la symphonie en ut mineur[5] et nos chefs d’orchestre devraient bien lui demander des tuyaux sur les finals, qu’il transfigure. Exécution beaucoup moins étonnante de la messe en ré[6]. Chœurs mous et peu nuancés.
Je regrette fort de ne pas vous avoir eu avec nous ; la joie eût été complète.
Je compte vous voir bientôt à Paris. N’oubliez pas de venir déjeuner.
Mes respectueux hommages à Madame Maus que je n’ai pas vue, à mon grand regret, avant mon départ, et une reconnaissante poignée de mains.
A. Magnard
[1] L’Art moderne du 7 avril pp. 109-110, contient un compte rendu du concert de la Libre Esthétique qui débutait par le quintette de Magnard.
[2] Le 6 avril 1895 à Liège, le Quatuor liégeois a donné une séance de musique de chambre. Au programme figurait notamment le 1er quatuor en sol mineur de Ropartz.
[3] Albert Zimmer (1874-1940), violoniste belge, fondateur du Quatuor Zimmer.
[4] Franz Wüllner (1852-1902), était alors directeur des Concerts du Gürzenich, à Cologne.
[5] Probablement de Beethoven.
[6] Probablement de Beethoven.