[Paris,] 29 mai [1899]
Cher ami,
Tous mes remerciements pour l’article beaucoup trop flatteur que vous m’avez consacré dans L’Art moderne[1].
Votre emballement sur mes dernières élucubrations est exagéré. J’ai fait des progrès, c’est évident, mais j’ai encore et j’aurai toujours beaucoup à apprendre et il faut le recul des années pour voir ce qu’une œuvre vaut réellement.
Les félicitations désintéressées que j’ai reçues au sujet de ma 3e symphonie m’ont fait plaisir mais je suis de sang-froid et je me défie par instinct des œuvres qui reçoivent à leur apparition, l’approbation unanime des artistes. C’est à la fois une bonne et une mauvaise note. Pour créer des œuvres durables il faut être en avance sur son temps.
Quand d’Indy et son état-major lurent la partition de Parsifal leur impression fut médiocre. Ils s’emballèrent à fond, d’autre part, sur des musiciens comme Lalo, et Chabrier, qui ne tarderont pas à apparaître ce qu’ils sont, des honnêtes mais des médiocres. Idem pour le Déluge de Saint-Saëns dont Vincent me parla jadis avec enthousiasme. J’ai entendu cela l’année dernière chez Colonne[2]. Ce n’est pas bon. Soyons donc défiants et modestes. L’essentiel est de travailler sans arrêt jusqu’à la mort ou au gâtisme.
Mes respectueux hommages a Madame votre mère et affectueusement à vous.
A. Magnard
[1] N° du 28 mai, p. 185, article intitulé : « Albéric Magnard ». Cet article était consacré au concert Magnard du 14 mai 1899 à Paris.
[2] Le poème biblique de Louis Gallet, Le Déluge, musique de Saint-Saëns, a été exécuté aux Concerts Colonne du 15.03.1898.