En août 1892, Magnard reprend la plume pour Le Figaro. Il est envoyé au Moyen-Orient pour relater une réalisation française : l’inauguration du chemin de fer reliant Jaffa à Jérusalem.
Nous reproduisons ici les extraits choisis par Gaston Carraud dans sa biographie de Magnard (les lecteurs intéressés trouverons les articles intégraux ici).
Jaffa, 20 septembre.
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La distance entre Jaffa et Jérusalem est de 60 kilomètres. Avec un bon cheval et de l’entêtement, on peut la franchir en dix heures par des chemins déplorables. Le trajet en chemin de fer sera de trois heures. L’approvisionnement de Jérusalem en marchandises et en pèlerins devient désormais plus facile : la foi me manque pour le déplorer. Le voyage de Palestine est assez coûteux et pénible pour ne point tenter l’épicier en vacances, et les pèlerins d’aujourd’hui – la plupart, de simples curieux – ne se plaindront pas d’une économie de fatigue.
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Belle traversée sur un excellent paquebot des Messageries. Un peu de houle seulement entre la Sardaigne et la Sicile. À la hauteur des îles Lipari, le temps devient orageux et nous traversons le détroit de Messine par la brume et la pluie. À peine entrevoyons-nous la silhouette gigantesque de l’Etna. Les nuages se dissipent et déjà les côtes d’Italie ne sont plus qu’un point noir à l’horizon. Deux jours d’isolement absolu entre le ciel et la mer, qui nous disent, sans que nous nous lassions, les nuances innombrables du bleu. C’est une lente décroissance des teintes, une gamme descendant indistinctement par une infinité d’intervalles. L’eau, à notre départ, d’un bleu sombre de saphir, est devenue, aux approches de l’Égypte, d’un bleu tendre de turquoise et le ciel d’un bleu gris laiteux d’opale ; mais quelle pierre précieuse comparer au bleu de la nuit ?
Le 15 septembre, je me réveille dans le port d’Alexandrie. Une ligne de quais jaune et rose ; au loin, des bois de palmiers. Voici venir la canaille du port. Une nuée bigarrée, gesticulante et hurlante, cerne, escalade, couvre le navire, dévore les bagages. Nous sommes précipités sur le quai. Un baby, confié à la garde de deux nègres, contemple avec respect ces pantins passés au cirage. La lenteur des douaniers nous permet d’admirer la grâce de « fellahines » portant une amphore sur leur main renversée.
Quarante-huit heures au Caire. Il faudrait un bon mois pour jouir des merveilles devant lesquelles nous passons au galop. Je m’emplis les prunelles avec l’avidité et le désespoir d’un criminel condamné à perdre la vue.
Nous reprenons la mer le 18 à Alexandrie, sur un bateau russe mais déplorable : cuisine nauséabonde et tangage non justifié. Je me console un peu en feuilletant le Pall Mall Budget, journal londonien illustré, qu’a l’obligeance de me prêter un Anglais dont la chaise longue occupe le tiers du pont
Le 19, escale à Port-Saïd, amas de planches et de briques jeté dans le désert, vaste bouge où viennent se ruer les matelots de toute race. À notre entrée dans la première rue, un gamin de dix ans nous offre des femmes.
La côte de Syrie nous apparaît enfin le 20 au matin. La marge de sable qui borde l’horizon grandit peu à peu ; Jaffa se précise, tristement juchée sur une dune. L’absence de port rend le débarquement mouvementé. Nous dégringolons dans des barques et abordons au milieu de récifs où se brisent des courants furieux ; par bonheur, le temps est calme : de vigoureux Arabes nous portent comme des plumes au débarcadère.
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On avance avec peine dans des ruelles resserrées, encombrées, ruisselantes d’étoffes et de fruits ; des viandes de boucherie pendent çà et là, noires de mouches ; des mixtures vertes et roses brillent au seuil des débits de boissons, et nous plongeons dans un remous d’Arabes d’une beauté impassible, de Juifs sordides aux boucles de cheveux tombant sur les joues, de Bédouins presque noirs, au crâne couvert d’un fichu fixé par un double bourrelet de feutre, de Turcs dont les culottes bouffantes et l’épais turban accentuent la corpulence, de femmes entièrement voilées dont nous devinons le regard curieux. La vermine et la puanteur jaillissent de ce grouillement, mais la pourriture est belle sous le soleil d’Asie. À un détour de rue, des chameaux surgissent, piétinant des enfants, culbutant avec gravité des pyramides d’oranges et de grenades.
Nous voici à l’Hôtel de Jérusalem ; d’une véranda, j’aperçois de frais jardins pleins d’orangers et d’acacias tachetés de volubilis bleus. Quel dut être l’éblouissement des Croisés quand ils arrivèrent dans ces pays du rêve !
Jérusalem, 25 septembre.
En une journée, on connaît à fond Jaffa et on a eu le temps de se purger l’âme avec les pilules au tannin biblique que le directeur salutiste de l’hôtel tient à la disposition des voyageurs. Aussi, le lendemain de notre arrivée, allons-nous nous installer à Jérusalem, où a lieu la cérémonie de l’inauguration et d’où part officiellement le premier train. [ … ]
La ligne, tracée et construite de manière qu’on ne perde rien de l’horreur grandiose du paysage, après avoir traversé les jardins qui bordent la ville, entre dans la plaine fertile de Saron. On nous montre au loin les colonies juives fondées par MM. de Rothschild et de Hirsch ; mais un aiguilleur nègre, coiffé du fez et vêtu d’une longue robe violette, nous intéresse beaucoup plus. Au débouché d’une forêt d’oliviers, la station de Lydda ; ces gares, d’une élégance proprette, reposent des taudis asiatiques. Après Ramleh, dont les coupoles et les minarets émergent d’une masse de cactus et d’oliviers, le terrain se dénude ; nous ne verrons plus d’arbres désormais. Quelques cultures jaunies où errent de petites vaches noires ; un torrent honoraire, le Ouady-Surar ; le village de Séjed, collé comme une lèpre sur le flanc d’une colline.
Nous entrons dans les gorges du Ouady-Najil : deux murs, éternels, navrants ; des serpents s’enfuient çà et là, dérangés dans leur solitude, tandis que la locomotive pousse des hurlements pour faire fuir une troupe d’ânes encombrant la voie. Le cauchemar cesse à Bittir, où reparaissent la vigne et l’olivier. Enfin, un vaste plateau, véritable désert de pierres ; à son extrémité, quelques bâtisses européennes dues au bon goût de la colonie allemande ; signalons-les à l’exécration publique; nous sommes en gare de Jérusalem. La compagnie regrette beaucoup de n’avoir pu prolonger la voie jusqu’aux portes de la ville; je me permettrai de ne pas être de son avis : l’entrée de la cité sainte y eût perdu de son fascinant attrait.
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Il ne faut pas se laisser influencer par la mauvaise humeur de certains voyageurs contemporains contre Jérusalem. Le catholique est exaspéré de tomber ici dans une ville arabe et juive et de reconnaître que le Saint-Sépulcre appartient, sauf quelques basses chapelles, aux Grecs. Le rationaliste ne peut digérer que les croyances qu’il traite en bloc de superstition aient conservé tant de vitalité. Le dilettante est furieux de ne rien retrouver des lieux dont une littérature lointaine, des descriptions toujours vagues, une peinture de pure convention lui avaient donné l’idée. Et tous de crier que Jérusalem est une mystification, au lieu de s’en prendre à leurs préjugés. Il est si simple de ne pas voyager quand on ne peut souffrir la contradiction !
Cette réunion des rites grec, catholique, arménien, copte, abyssin au Saint-Sépulcre, la tolérance dont les Turcs font preuve à l’égard de leur célébration, ne sont-elles pas un unanime hommage au Christ, ne proclament-elles pas la vanité des dogmes et l’éternité de l’Évangile ? Comment, d’autre part, avoir le courage de railler le moine qui vous guide sur l’authenticité d’une masure, d’une pierre ? La consolation que la vue des lieux saints a apportée depuis des siècles à tant de malheureux n’est-elle pas une réalité ? Si nous constatons enfin que le Calvaire ne domine pas la ville, que la vallée de Josaphat est un ravin, le Cédron un sentier pierreux et les jardins de Gethsemani un bouquet d’oliviers, n’est-ce pas là un salutaire enseignement à nous défier de nos connaissances et de nous-même ?
Laissons les avantages philosophiques du séjour à Jérusalem. Il faut être insensible pour ne pas admirer les paysages qu’on découvre du haut de la montagne des Oliviers, l’aspect de la ville vue de la terrasse de Notre-Dame-de-Sion, la transparence et l’intensité de la lumière. Le bazar, le quartier juif sont l’étrangeté même, et rien d’empoignant comme une promenade nocturne au hasard de ces ruelles voûtées, noires, silencieuses, parsemées de chiens endormis. La mosquée d’Omar, avec ses verrières et ses mosaïques sublimes, vaut à elle seule la traversée de la Méditerranée.
Je ne conseillerai pas, par exemple, d’entreprendre en cette saison l’excursion classique (quarante-huit heures) à la Mer Morte et au Jourdain. La chaleur, la fatigue sont à peine supportables, et le retour de Jéricho m’eût paru bien maussade sans l’incident suivant. Non loin de la maison du Bon Samaritain, nous rencontrons sur la route des Bédouins en train de dévaliser quelques congénères d’une tribu ennemie. Ils nous intiment l’ordre de ne pas les déranger : sur quoi nous prenons un raccourci vertigineux. Je montais un cheval paisible et, comme j’ignore les règles les plus élémentaires de l’équitation, j’eus beaucoup de peine à lui persuader que nous courrions quelque risque. Il ne se décida à accélérer sa modeste allure que lorsqu’un grand diable noir s’avança de notre côté en brandissant sa lance. Ce belliqueux Bédouin était au reste plus comique qu’effrayant, et j’ai supposé depuis que cette petite histoire de voleurs était comprise dans le prix de l’excursion.
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26 septembre.
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La gare et les bâtiments qui en dépendent disparaissent sous les palmes ; partout des tentures, des drapeaux d’un rouge féroce qu’atténuent à peine l’étoile et le croissant blancs. La violence du soleil, la crudité de la lumière, le papillotement de ces milliers d’êtres costumés qui nous entourent, martyrisent la rétine, détraquent le système nerveux. Les choses prennent un aspect farouche ; les photographes, occupés à installer leurs appareils sur une estrade, font l’effet de bourreaux montant l’instrument du supplice ; la locomotive d’inauguration, habillée de rouge et de jaune, semble un monstre d’imagination nouvelle.
Le moment du sacrifice religieux est venu. Un détachement d’infanterie, musique en tète, se range et s’aligne le long de la seconde voie, face au quai où se massent les prêtres et les dignitaires. Des valets sordides amènent sur les rails trois moutons, deux blancs et un noir, dont on a doré les cornes ; les bêtes rechignent, comprenant vaguement de quoi il s’agit. Le prêtre sacrificateur s’avance sur le bord du quai ; un turban vert, indice de la descendance des prophètes ou du pèlerinage de La Mecque, nous est garant de sa sainteté. Il récite des prières auxquelles l’assistance musulmane répond, le visage recueilli, les bras et les mains tendus. Sur un signe, les moutons sont renversés, le dos sur la voie, le col tendu sur les rails, et l’un des valets les égorge successivement avec une sorte de couteau de cuisine sale. Les soldats poussent des acclamations ; la musique joue des airs gais. On enlève les victimes dont l’une râle encore, et le train d’inauguration s’avance sur les rails sanctifiés. La foule l’envahit au risque de se faire broyer.
La solennité est terminée. Nous reprenons le chemin de la ville, poursuivis par l’harmonie militaire. Les musiciens, sans doute émus de tout cet apparat, jouent avec fureur dans des tons différents. [ … ]
Le soleil vient de disparaître ; les cimes des montagnes se détachent sur le ciel avec une netteté merveilleuse. La population de la ville et des campagnes s’est rangée des deux côtés de la route qui mène à la station : nos habits noirs ont triste mine au milieu de ces haillons multicolores dont les teintes se fondent dans le crépuscule.
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Le peuple s’entasse à l’entrée de la tente du banquet, contenu par des soldats ; depuis des siècles sans doute, Jérusalemitains et Jérusalemitaines n’ont vu pareille bombance. En Europe, par ce temps de socialisme, je redouterais une invasion au moment du rôti.
Menu peut-être un peu trop européen ; j’y relève cependant le pilaf, ce savoureux plat national, les aubergines de Bittir et les bananes de Jéricho : le service ne traîne pas et la cuisine est bonne. Je ne vois à signaler, pendant le repas, que l’innocence d’un convive turc de la vieille école : de temps à autre, il plonge les doigts dans un ravier pour y prendre des sardines.
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1er octobre.
Nous touchons à Alexandrie. Le souvenir me revient des heures vécues dans la grasse Égypte. Oh ! ces villages de boue dans les forêts de palmiers qu’inonde le Nil ! Les gestes et le sourire charmants d’un droguiste arabe qui m’a vendu des parfums ! Et ces cortèges d’enfants parés et souriants qu’on mène à la circoncision ! Plus inoubliable encore, le chant spasmodique d’un muezzin écouté dans l’ombre d’une mosquée par une matinée de canicule.
Dans quelques jours en France, la nature flétrie, l’obscurité, le froid.