Magnard, grand amateur d’art sous toutes ses formes, possédait une fort envieuse collection de tableaux. Il montre ici qu’il était réellement connaisseur.
Au Jour le Jour
AU LOUVRE
Tandis que la foule s’écrase au Palais de l’Industrie et au Champ de Mars devant des compositions parfois sans génie, allons voir au musée des musées le nouveau Brueghel, la Parabole des aveugles. C’est un panneau unique, d’un réalisme horrible, d’une ironie désopilante.
BRUEGEL – La parabole des aveugles (1568)
Le chef-d’œuvre est exposé sur un chevalet à l’issue de la galerie Médicis.
On ne tardera pas à l’accrocher au mur dans les mêmes parages ; puis on le décrochera pour le placer un peu plus haut, un peu plus bas, un peu plus loin ; un beau jour il aura rejoint l’autre extrémité de la galerie ; il fera peut-être une apparition dans le Salon Carré, reviendra bientôt en arrière, et ainsi de suite pendant des siècles.
Car c’est le sort des petits et des moyens tableaux au Louvre de voyager sans trêve. Je vais au musée tous les trois mois environ. Je suis sûr à chaque visite de jouer à cache-cache avec mes peintres préférés. On a souvent protesté, je proteste une fois de plus contre cette folie du déménagement ; elle exaspère le visiteur, elle est dangereuse pour des œuvres anciennes, fragiles, déjà fendues ou craquelées.
S’il y avait au moins quelque logique à cette sarabande, si l’on pouvait découvrir un semblant d’amélioration dans l’exposition ou le groupement. Rien de cela.
Des exemples entre mille :
L’Embarquement pour Cythère étincelait autrefois dans le Salon Carré. On l’a porté dans la salle du XVIIIe siècle. Louable souci chronologique ; mais si le Salon Carré est la réunion des joyeux de chaque école, pourquoi en a-t-on retiré l’Embarquement pour Cythère ? Ni Watteau, ni Chardin ne figurent au Salon Carré.
WATTEAU – L’embarquement pour Cythère (1718)
La Bohémienne de Hals, la Pastorale de Watteau ont fait le tour de la salle Lacaze. L’esquisse d’Hélène Fourment et deux de ses enfants fut déplacée récemment de quelques centimètres au-dessous et de quelques centimètres à gauche. Purs enfantillages. Sans doute le caprice d’une de ces vierges au pinceau, d’un de ces amateurs fâcheux qui interceptent la vue des chefs-d’œuvre.
Le Portrait de Mme Récamier a trôné dans la salle du premier Empire. Il parut, je crois, au Salon Carré. Le voilà aujourd’hui avec la peinture contemporaine, salle des Etats. ?
On admirait les paysages de Chintreuil, l’Espace, Pluie et Soleil, dans la salle des Etats. Ils sont maintenant dans la pénombre d’un corridor, au sortir de la salle Lacaze.
Si les changements vous égarent, n’espérez pas être renseigné.
Une après-midi de l’an dernier, je constatai la disparition de la Dentellière, par Ver Meer de Delft. C’est la seule œuvre que nous possédions du grand maître, peu célèbre parce qu’il a laissé peu de tableaux ; la plupart sont des merveilles et l’on n’oublie plus le nom de Ver Meer quand on a contemplé sa Vue de Delft au musée de La Haye, sa Cuisinière de la collection Six à Amsterdam.
J’avais toujours vu la Dentellière au bout de la galerie Médicis, à hauteur de la place qu’occupe en ce moment le Brueghel signalé plus haut. Surmontant ma timidité naturelle à l’égard des fonctionnaires de l’Etat, j’avisai un surveillant. Dans son uniforme tout neuf, il songeait, assis près d’une bouche de calorifère. Il me répondit qu’en effet on avait enlevé un petit tableau ; il n’en savait pas plus. J’étais renseigné. J’eus honte d’avoir troublé le rêve du brave homme.
Il y a quelques jours, j’ai encore recherché le Ver Meer et, tout seul, bien entendu, j’ai fini par le découvrir, assez loin de sa place primitive.
VERMEER – La Dentellière (1669-1671)
En raison du petit nombre des gardiens et de leur somnolence, les toiles sont exposées sans cesse au poing d’un compagnon enthousiaste ou au parapluie d’un bourgeois fou. Le péril est suffisant sans qu’il faille y ajouter le risque d’une dégringolade du haut d’une échelle. En tout cas, des déplacements perpétuels hâtent l’usure, aggravent les dégradations et déroutent le visiteur.
Il doit y avoir au Louvre un mandarin responsable du désordre, de l’agitation que je viens de rappeler.
Je demande qu’on l’invite au calme.
Albéric Magnard.