Sur l’excellente page qu’il consacre à Magnard sur le site Musimem, ainsi que dans la référence que constitue sa biographie chez Fayard, Simon-Pierre Perret indique, dans les « textes d’Albéric Magnard » : « « Sur Wagner ». Le Tabarin marseillais, mars 1891 in Echo de Paris, 16 mars 1891. »
En réalité, Le Tabarin marseillais n’existe pas, et Simon-Pierre Perret a certainement fait la confusion entre deux Tabarin : celui de Paris, qui est un « journal d’art », et celui de Marseille, qui est une « revue hebdomadaire, politique, littéraire, satirique, mondain et artistique ». L’article de Magnard a paru dans la revue parisienne, et il est en effet question de cet article dans L’Écho de Paris du 16 mars 1891 (rubrique Gazette théâtrale, troisième colonne de la page 3, sous la plume d’un certain « Le capitaine Fracasse »). Nous le reproduisons ici, en mettant – ce n’est pas le cas dans L’Écho de Paris – en italiques ce qui est, tel quel, dans Tabarin (N° 2), et donc de la plume de Magnard.
Dans le Tabarin, M. Albéric Magnard proteste contre la tendance assez généralement répandue de ne voir dans Wagner qu’un musicien, dans ses œuvres que des symphonies.
Bon nombre de jeunes compositeurs partagent cette erreur, et dès lors l’influence du colosse s’exerce, formidable, non pas sur notre musique dramatique (qui n’a d’ailleurs pas de débouchés) mais sur notre musique pure. Wagner, tout le premier, s’étonnerait fort d’un pareil malentendu, car il a écrit des volumes sur les différences profondes qui séparent les deux arts. C’est pour n’avoir pas compris ces différences que Berlioz a toujours tâtonné, ne sachant où il allait. Elles sont pourtant évidentes.
Dans une symphonie, la musique est tout ; dans un drame lyrique, une partie du tout. La musique pure se suffit à elle-même, n’est soumise qu’aux lois de la logique tonale. La musique de théâtre n’a aucune indépendance en ses modulations et ses développements, elle est subordonnée au drame : à la déclamation qu’elle accentue, à l’action qu’elle rend plus saisissante ; qu’on l’isole, sa raison d’être disparaît. Comme l’architecture, la musique pure est un art abstrait, synthétique, n’empruntant rien au monde extérieur. Comme la peinture, la musique dramatique est un art descriptif, analytique, empruntant tout au monde extérieur.
Sûrement le jour viendra où Wagner sera joué dans nos théâtres lyriques ; en attendant, nous nous faisons une idée fausse de son génie.
Cette « Chronique Musicale », dans Tabarin, était prévue pour être en trois parties, mais il semble que seules les deux premières ont été publiées. Probablement que la troisième ne l’a pas été, car nous avons eu accès au N° 3 de la revue, et il n’y figure pas. Et il semble que cette revue ait cessé de paraître à l’issue de ce N° 3. À noter tout de même que les deux premiers numéros sont espacés d’une semaine, alors que deux semaines se sont écoulées avant la parution du troisième. Y aurait-il eu des difficultés particulières ?
Le premier (dans le N° 1, daté du 18-02-1891) est entièrement consacré à Wagner, le deuxième à Wagner puis à Berlioz (dans le N° 2, daté du 25-02-1891), et le troisième aurait dû l’être à Franck (dans le N° 3, daté du 11-03-1891).
CHRONIQUE MUSICALE
PATRIOTISME
– Ne cesse de penser à la grandeur du pays et d’y contribuer dans la mesure de tes forces. Seule la gloire militaire fait la grandeur d’un pays. Tu consacreras donc les meilleures années de ta jeunesse à étudier les armes et à développer en ton intelligence l’idée de destruction ; tu parviendras ainsi au mépris de la mort. Ne va pas t’inquiéter des désastres qu’entraîne la lutte des nations : la nature nous prouve le peu d’importance de l’individu ; la raison d’être du faible est de satisfaire aux besoins du fort ; sois toujours fort. Vois dans la science un moyen de perfectionner les engins meurtriers et dans l’art une futile distraction. L’art est un accident, comme l’orage ou la gelée ; bien que tes attaques ou tes encouragements ne puissent, au fond, en modifier tes évolutions, repousse-le et méprise-le s’il vient d’un peuple ennemi, cela par souci de la dignité nationale. Ne crois point, au reste, que la guerre et l’art soient choses incompatibles ; les grandes époques artistiques ont coïncidé avec les grandes époques guerrières ou les ont suivies immédiatement. Passe donc toute ta vie dans la lutte ou dans la préparation à la lutte, et tu auras mérité de la patrie.
Tel est le dogme des gouvernements européens. J’en envisagerai les conséquences, seulement en France et dans l’art que j’étudie, la musique, car je n’ai pas hélas ! cette universalité de connaissances, si bien définie l’ignorance encyclopédique.
Aux deux derniers tiers de ce siècle, se sont développées et affirmées trois grandes personnalités : dans la musique dramatique, Wagner et Berlioz ; dans la musique pure, César Franck.
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Wagner est de beaucoup le plus puissant. Versé dans tous les arts, il a fait servir tous les arts à la réalisation de son idéal, le drame lyrique, et il nous satisfait pleinement pour avoir synthétisé, précisé, exprimé les tendances vagues de notre époque à l’unité esthétique. S‘il n’est pas le plus grand musicien, le plus grand poète, le plus grand dramaturge, il est à coup sûr l’artiste le plus complexe que l’humanité ait produit depuis la Renaissance parce qu’il eut et développa en lui à un degré égal le génie de la musique, de la poésie et du drame.
Démolissons, en passant, une théorie en faveur parmi quelques tout jeunes gens : Wagner aurait fait très rapidement ses études, son génie lui permettant de négliger cette longue éducation préparatoire, indispensable-au commun des artistes. Ils nous la baillent bonne. Pour ce qui est de la musique, Wagner, certes, ne moisit pas sur les bancs de l’école : il n‘eut pas de peine à se convaincre que le défaut incorrigible de l’enseignement scholastique est de ne pas reconnaître les progrès ou plutôt les transformations de l’art. Mais il passa toute sa jeunesse dans les orchestres, ruminant, approfondissant les maîtres qui l’avaient précédé ; aux dernières années de sa vie, il relisait chaque jour un quatuor de Beethoven. En littérature, il n’était pas moins érudit : il savait plusieurs langues, connaissait à fond les maitres français, italiens et allemands, se tenant même au courant des actualités. Son éducation de dramaturge il la fit avec Gluck et Weber ; ses exécutions de leurs chefs d’œuvre restèrent célèbres en Allemagne, modèles d’intelligence et d’abnégation artistiques. Sa vie ne fut, en somme, qu‘un labeur acharné. Dans ses compositions, il imite d’abord ses devanciers, parvint à égaler, puis, mûri par cette lente évolution, formula sa conception d’un nouvel art dans Tristan et Isolde ; dès lors il ne quitta plus la route qu’il avait ouverte.
Encore peu connu, Wagner vint en France et y fut bafoué. Il commit la faute de s’en souvenir et la bêtise de s’en vouloir venger. Après la guerre, quelques préludes de ses drames, joués aux concerts Pasdeloup, soulevèrent des tempêtes. Mais les passions se calment avec le temps et M. Lamoureux risqua Lohengrin à l’Éden. Ceux qui ont assisté à l’unique représentation ne .l’oublieront jamais.
Albéric MAGNARD
(à suivre)
– Suite –
L’exécution fut admirable : orchestre et chanteurs jouaient avec un enthousiasme qui se communiquait à toute la salle ; chaque acte s’achevait au milieu des acclamations. Cependant, sur la place Garnier, quelques marmitons déploraient l’injure faite à la patrie. On n’y eût guère prêté attention. Mais le lendemain une cabale d’éditeurs inquiets et de musiciens ratés approuva les marmitons, et le surlendemain le gouvernement, mourant de peur, laissa entendre qu’il approuvait la cabale. Voilà les marmitons satisfaits, Wagner exclu du théâtre et acculé aux concerts. Par une réaction bien naturelle, le public se rue à ces auditions dominicales, les étudiants se privent de tabac pour louer les partitions du maître et les élèves du Conservatoire font des leçons d’harmonie si inquiétantes que Monsieur le Directeur est obligé de sévir. En peu de temps, le mouvement devient général. Tout Paris est wagnérien ou feint de l’être : c’est de bon ton. On s’habitue donc, en dépit des programmes explicatifs, à ne voir dans Wagner qu’un musicien, dans ses œuvres que des symphonies.
Bon nombre de jeunes compositeurs partagent cette erreur, et dès lors l’influence du colosse s’exerce, formidable, non pas sur notre musique dramatique (qui n’a d’ailleurs pas de débouchés) mais sur notre musique pure. Wagner, tout le premier, s’étonnerait fort d’un pareil malentendu, car il a écrit des volumes sur les différences profondes qui séparent les deux arts. C’est pour n’avoir pas compris ces différences que Berlioz a toujours tâtonné, ne sachant où il allait. Elles sont pourtant évidentes.
Dans une symphonie, la musique est tout ; dans un drame lyrique, une partie du tout. La musique pure se suffit à elle-même, n’est soumise qu’aux lois de la logique tonale. La musique de théâtre n’a aucune indépendance en ses modulations et ses développements, elle est subordonnée au drame : à la déclamation qu’elle accentue, à l’action qu’elle rend plus saisissante ; qu’on l’isole, sa raison d’être disparaît. Comme l’architecture, la musique pure est un art abstrait, synthétique, n’empruntant rien au monde extérieur. Comme la peinture, la musique dramatique est un art descriptif, analytique, empruntant tout au monde extérieur.
Sûrement le jour viendra où Wagner sera joué dans nos théâtres lyriques ; en attendant, nous nous faisons une idée fausse de son génie.
Pour bien comprendre Berlioz, il suffit de remarquer qu’il fut et resta toute sa vie un romantique. Au premier rang, dans les batailles artistiques de 1830, il apporta en musique les mêmes tendances que Delacroix en peinture et Hugo en littérature : souci prédominant du mouvement, de la vie, aux dépens ou même au mépris de la forme. Mais, moins doué que le peintre et le poète, il ne parvint jamais à atténuer ses défauts, à perfectionner ses qualités ; il n‘a pas laissé de chef d’œuvre – du moins au sens absolu du mot, car si on le compare a Meyerbeer, à Halévy, a tous ces Lère-Cathelin de notre siècle musical français, il brille d’un éclat solaire. Comme Wagner il eut le don de la musique, de la poésie et du drame, mais, n’atteignit à la maîtrise que dans le dernier de ces arts et échoue à les fondre en un seul ; son génie resta embryonnaire, n’eut pas d’évolution.
De lui aussi on a dit qu’il fit très rapidement ses études musicales.
Dire qu’il les fit mal, que, par suite, il en profita peu ou point serait plus exact. Il apprit les éléments de la composition au Conservatoire, dans la classe de Lesueur un honnête musicien que Beethoven, alors généralement incompris, effrayait beaucoup. Sa famille tenant à ce qu‘il eut le prix de Rome, il resta longtemps dans ce milieu artistique probe et routinier, plein de mépris pour l’enseignement scholastique, il s’en imprégna cependant si fort et si maladroitement que, plus tard, la partition de Tristan et Isolde lui paraissait une compilation de fautes d’harmonie. N’ayant pas de guide sûr, manquant de ce bon sens patient et entêté qui en tient lieu, il se forgea des idées très fausses sur la musique en général, sur lui-même en particulier et s’engagea dans une impasse.
Albéric MAGNARD
(à suivre)
Hélas ! nous n’avons pas la suite, et donc la fin de cette « Chronique Musicale », qui nous aurait donné le point de vue de Magnard, alors âgé de vingt-cinq ans, sur César Franck, qu’il admirait tant, et sur lequel il a beaucoup écrit par la suite.